(ÉCONOMIE-TÉLÉCOMS) – RUTEL et fiscalité numérique : le député Abdou Karim Sall, ancien DG de l’ARTP, déchiffre l’impact sur les consommateurs et les opérateurs 

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Dans un contexte de révision de la loi sur la Redevance sur l’accès ou l’utilisation du Réseau des télécommunications publiques (RUTEL), l’honorable député Abdou Karim Sall (AKS), ancien directeur général de l’Autorité de régulation des télécommunications et des postes (ARTP) et ingénieur en télécommunications de formation, éclaire les enjeux de cette mesure dans une interview accordée au journal « L’Observateur », parue ce lundi 15 septembre 2025.
Entre fiscalité sur le mobile money, taxation des smartphones et préservation de l’équilibre entre l’État, les opérateurs et les consommateurs, il détaille les risques et les opportunités pour le secteur des télécommunications au Sénégal.

ENTRETIEN


L’Obs : L’Etat prévoit de faire réviser par l’Assemblée nationale la loi instituant la Redevance sur l’accès ou l’utilisation du Réseau des télécommunications publiques (Rutel), de quoi s’agit-il exactement ?

AKS : La Rutel est une redevance sur l’accès ou l’utilisation des réseaux de télécommunications ouverts au public. Elle a été créée en 2008 par une loi fixant son taux à 2%, et cette loi est entrée en vigueur en 2009. La Rutel s’applique donc uniquement aux accès ou à l’utilisation des réseaux de télécommunications. Son objectif était de compenser le manque à gagner lié à l’abandon de la TVA et des droits de douane sur les terminaux, notamment les téléphones mobiles. À cette époque, on commençait à voir l’arrivée des smartphones, et l’État voulait encourager cette évolution tout en récupérant les revenus perdus grâce à la Rutel, qui est calculée sur le montant hors TVA.
C’est le client, et non les opérateurs, qui supporte cette taxe. La Rutel, initialement de 2% en 2008, est passée à 5% en 2010. Elle ne concerne que l’accès ou l’utilisation des réseaux et ne s’applique pas aux transactions de mobile money.
Je comprends que l’État cherche à augmenter ses recettes, mais avant d’aller chercher d’autres sources, il faudrait d’abord recouvrer la taxe de régulation prévue par la loi de 2008 et son décret de 2009. Cette taxe, de 1,5% du chiffre d’affaires hors interconnexion, n’est aujourd’hui pas appliquée et les opérateurs ne la paient pas. L’État aurait donc intérêt à faire d’abord appliquer cette taxe avant d’introduire de nouvelles mesures. Pour ma part, j’attends de voir les modifications de la loi de 2008 avant de me prononcer plus précisément.

L’Obs : On parle d’une taxe supplémentaire de 0,5% sur les transactions via mobile monnaie et de 1,5% sur les paiements marchands. Qu’en pensez-vous ?

AKS : Comme je l’ai déjà dit, la Rutel ne concerne pas les transactions de mobile money. Aujourd’hui, la situation a changé : l’objectif de 2008, qui était d’encourager l’arrivée des smartphones en les exonérant de TVA et de droits de douane, n’est plus d’actualité. L’État pourrait donc remettre la TVA sur ces terminaux. Chaque année, au moins 2 millions de Sénégalais renouvellent leur smartphone. Appliquer la TVA et les droits de douane sur ces appareils pourrait être une source de ressources supplémentaires pour l’État.
Mais il faut se poser la question : doit-on maintenir la Rutel tout en taxant aussi les terminaux ? L’essentiel est d’éviter de tout faire supporter au consommateur. Si la taxe n’est pas appliquée directement aux opérateurs, ceux-ci la répercuteront automatiquement sur les clients. Il est donc important de trouver d’autres moyens de taxer les opérateurs sans pénaliser le consommateur final. Par exemple, on pourrait envisager une augmentation de la CST.

L’Obs : Donc cette intégration des transactions via Mobile Money, c’est une nouveauté dans la Rutel ?

AKS : La Rutel ne concernait pas les transactions de Mobile Money. Mais il y a un autre aspect important : dans les transactions Mobile Money, des SMS sont échangés. Lorsqu’une transaction est faite, l’émetteur et le récepteur reçoivent chacun un SMS, qui devrait normalement passer par les réseaux de télécommunication. Aujourd’hui, il semble qu’une bonne partie de ces SMS passe directement par les plateformes, sans emprunter les réseaux classiques. Or, ce sont des milliards de SMS chaque année. Si ces messages ne passent pas par les réseaux, l’État perd une source de revenus importante, car ces SMS ne sont pas facturés.

L’Obs : Selon le gouvernement, cette modification-là pourra permettre de générer environ 200 milliards. Ça entre dans le cadre de l’élargissement de l’assiette fiscale. Est-ce que vous pensez que cet objectif est réalisable avec les télécommunications ?

AKS : Je pense que le secteur des télécommunications peut aujourd’hui apporter beaucoup de ressources financières au budget de l’État. C’est indéniable, à condition de bien choisir où placer le curseur pour ne pas alourdir la facture du client final. Les télécommunications sont un secteur en pleine expansion, et l’État a le droit d’en tirer davantage de revenus, car ce secteur génère déjà beaucoup de ressources.

La Rutel n’est pas le seul moyen : il existe d’autres façons pour l’État de gagner sur le secteur des télécoms. Il faut simplement garder à l’esprit trois équilibres essentiels :
1. Les opérateurs doivent continuer à gagner de l’argent pour pouvoir investir et développer le secteur.
2. L’État doit profiter du développement du secteur.
3. Le client final doit payer le juste prix.

L’Obs : Au niveau des opérateurs télécom, pensez-vous que cette mesure pourrait affecter leurs marges ou leurs investissements ?

AKS : Si la Rutel est transférée d’un point A à un point B, c’est d’abord le client final qui va en subir le coût. Sur une facture, c’est le client qui paie la TVA et la Rutel appliquée au montant hors taxe. L’opérateur a déjà sa marge avant de reverser ces montants à l’État. En réalité, c’est le consommateur final qui supporte ces charges.

L’Obs : Donc ce sera des frais supplémentaires pour les consommateurs, des consommateurs déjà à bout de souffle dans le contexte actuel ?

AKS : Je pense que ce n’est pas une mauvaise idée de s’appuyer sur le secteur de l’économie numérique pour stimuler l’économie, à condition que les équilibres soient respectés.

L’Obs : Dans un contexte où le mobile monnaie est perçu comme un levier d’inclusion financière, est-ce qu’on ne risque pas de créer un effet pervers en renvoyant une partie de ces transactions vers le cash, vers l’informel ?

AKS : Tout dépend. Aujourd’hui, les frais de cash-in et cash-out sont presque nuls. Si on y applique des taxes, cela peut décourager les utilisateurs, qui n’y verraient pas beaucoup d’intérêt. S’ils sont trop taxés, ils risquent de revenir au cash pour éviter cette charge supplémentaire.

L’Obs : Certains estiment que cette Rutel pourrait fragiliser la compétitivité numérique du Sénégal. Est-ce que vous êtes du même avis ?

AKS : Je ne suis pas tout à fait du même avis. Il faut d’abord poser les bonnes questions et trouver des solutions adaptées. L’essentiel est de placer le curseur au bon endroit. Aujourd’hui, tout le monde utilise les technologies de l’information et de la communication, notamment les réseaux sociaux, qui ne sont pas taxés. C’est une piste à envisager, mais elle peut avoir des conséquences politiques.

La majeure partie de la bande passante des opérateurs est utilisée par les réseaux sociaux, sans qu’ils paient quoi que ce soit aux opérateurs. Ne faudrait-il pas trouver des mécanismes pour faire contribuer ces géants ? Ce sont des pistes à explorer, mais avec beaucoup de prudence. Certains pays l’ont essayé et ont rencontré de fortes oppositions.

L’Obs : Justement, est-ce que cette fiscalisation supplémentaire ne risque pas de décourager certains entrepreneurs dans le domaine, comme les Fintechs et autres ?

AKS : Je le répète, il doit y avoir une fiscalité, mais l’essentiel est de placer le curseur au bon endroit.

L’Obs : Et quel serait le bon endroit, à votre avis ?

AKS : Le bon endroit, c’est de faire en sorte que le client final ne ressente pas un coût trop élevé. À mon avis, il faut taxer les opérateurs sans trop répercuter ces taxes sur les clients. Il y a déjà une taxe à recouvrer : la taxe de régulation de 1,5% du chiffre d’affaires hors interconnexion des opérateurs (télécoms, FAI, MVNO et opérateurs d’infrastructures). Il est important que l’État et les opérateurs discutent de ce sujet, car ces derniers soutiennent que cette taxe est déjà incluse dans la CST de 5%.

L’Obs : Mais si les opérateurs sont taxés davantage par l’État, est-ce qu’ils ne risquent de répercuter cela sur les usagers ?

AKS : Les opérateurs ont des marges avec des tarifs basés sur les coûts. Il faut rappeler que seuls les tarifs de gros sont régulés par l’ARTP, tandis que les tarifs de détail sont encadrés. Les opérateurs ne peuvent pas répercuter tout sur le consommateur final à leur guise.

Il serait utile d’ouvrir des discussions avec tous les acteurs concernés pour décider de la meilleure approche avant de lancer ce projet. Ce débat doit permettre d’éviter tout déséquilibre. Les opérateurs doivent pouvoir vivre, l’État doit trouver des ressources financières, et les consommateurs doivent payer le juste prix. C’est un équilibre difficile à trouver, mais si ces trois positions sont conciliées, tout le monde y gagne.

L’Obs : Quelle serait à votre avis l’alternative la plus équilibrée pour arriver à concilier l’élargissement de l’assiette fiscale, la protection des consommateurs et la promotion de l’économie numérique ?

AKS : Il est indéniable que l’État doit gagner de l’argent et trouver les moyens de financer sa politique. Les opérateurs doivent également pouvoir tirer profit de leurs investissements. Et au milieu de tout cela, le client final doit payer le juste prix. Il existe par ailleurs d’autres moyens pour l’État de générer des revenus grâce à l’économie numérique, et il pourrait en tirer beaucoup plus qu’il ne le pense.

Mme Adama Dieng, L’Obs

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